Les bureaux d’experts-comptables deviennent des entreprises modernes

«Les experts-comptables sont des gens formidables qui font du bon travail, mais qui en oublient parfois de développer leur propre entreprise.» Nous donnons la parole à Marc Coppens, qui s’est lancé en 1992 en fondant Smart Communications, une entreprise qui est rapidement devenue un acteur international sur le marché des télécommunications. Marc s’est ensuite tourné vers le secteur de l’énergie, avant de devenir une cheville ouvrière du succès de Yuki.

Marc Coppens. Oprichter van Yuki België en Spanje

Marc Coppens, fondateur de Yuki Belgique et Espagne

Marc a introduit le logiciel de comptabilité Yuki en Belgique en 2013, puis en Espagne. Mais cinq ans plus tôt, il avait déjà pris part à sa création aux Pays-Bas, après des heures de discussion avec les fondateurs Arco van Nieuwland, Lucas Brentjens et Sebastian Toet sur le fonctionnement du logiciel, mais aussi et surtout sur la manière d’innover dans un secteur traditionnellement réfractaire au changement. «C’est un secteur beaucoup plus attaché à préserver ses acquis qu’à répondre aux besoins de ses clients. C’est un danger, car de plus en plus d’entrepreneurs ont des attentes différentes à l’égard de la gestion de leur comptabilité.»

Après les télécommunications et l’énergie, comment aboutit-on dans le secteur de la comptabilité ?

 

Marc : «Il y a une explication très logique à cela. Je me suis toujours lancé dans un secteur donné quand il y avait une lacune. En 1992, par exemple, j’ai vu une opportunité dans le secteur télécom. À l’époque, vous payiez 40 francs belges (1 euro) par minute pour appeler la France, 80 francs (2 euros) pour appeler les États-Unis. C’était ridiculement cher. J’ai fait en sorte qu’il soit possible d’appeler à bien moindre coût en passant par un fournisseur américain.

Ensuite, j’ai atterri dans le secteur de l’énergie parce qu’il y avait un besoin de connecter des modules de télécommunication aux compteurs d’électricité, de gaz et d’eau. Avec un compteur intelligent, il est devenu possible de voir la quantité d’énergie consommée.

Ceux qui me connaissent savent que je n’aime pas l’administration. Dans mon quartier, je rencontrais régulièrement les fondateurs de Yuki. J’ai eu le coup de foudre pour ce produit. Le choix de le lancer aux Pays-Bas était délibéré, car les entrepreneurs néerlandais sont plus ouverts à l’innovation. J’ai été le troisième plus grand actionnaire de la holding aux Pays-Bas et l’actionnaire majoritaire en Belgique.»

Au départ, Yuki s’adressait surtout aux entrepreneurs, pas encore aux experts-comptables…

 

Marc : «C’est vrai, mais ce n’était pas notre intention première. En ce temps, les experts-comptables ne croyaient pas encore à l’automatisation des écritures comptables et ils avaient peur du cloud.

Il faut se remettre dans le contexte de l’époque. L’iPhone venait d’avoir été inventé. Avec son produit, il était clair que Yuki était en avance sur son temps. Or quelque 3 à 4 millions d’euros avaient déjà été investis dans le logiciel.

C’est pourquoi nous avons – par désespoir (rires) – fondé un bureau comptable. Nous voulions démontrer que le produit plairait aux entrepreneurs. En un rien de temps, nous sommes devenus le bureau à la plus forte croissance du Benelux. En deux ans, nous avons atteint 2.400 entreprises clientes. À partir de là, plusieurs bureaux néerlandais ont souscrit notre logiciel. Et puis, la Belgique a suivi. Peu après, le bureau comptable a été vendu à des franchisés d’oamkb.»

Parle-nous un peu de ce travail de pionnier, ou devrais-je dire : de missionnaire ?

 

Marc : «J’en avais déjà l’habitude. Pourtant, il est vrai que nous avons fait face à beaucoup d’opposition. On a entendu dire que les logiciels ne peuvent pas faire d’écritures comptables, que seuls les comptables en ont le droit. Mais avec Yuki, l’expert-comptable reste aux commandes.

J’ai reçu mon lot de coups de téléphone fâchés et de lettres incendiaires : “Tu casses notre métier”. Le changement et l’innovation effrayent. Avant que nous fassions notre entrée sur le marché belge, quatre bureaux d’experts-comptables locaux ont testé et analysé le logiciel en profondeur.»

Dès le départ, il y avait ceux qui y croyaient et ceux qui n’y croyaient pas. Mais somme toute, Yuki s’est fait connaître assez vite dans le secteur de la comptabilité…

Marc : «Beaucoup de gens sont venus nous écouter. Les journaux ont parlé de moi. Nous avons eu des réactions positives. Les premiers utilisateurs ont immédiatement adopté le produit. Ils voyaient que le monde changeait autour d’eux et ils étaient en quête d’innovation. Ceux qui n’étaient pas convaincus parlaient surtout de ce qu’on ne pouvait pas faire avec Yuki, niant de ce fait la grande valeur ajoutée intrinsèque qu’ils pouvaient apporter aux entrepreneurs.

Tout le monde comprend pourtant qu’un nouveau logiciel ne permet pas d’apporter une solution à tous les cas spéciaux. Microsoft aussi l’avait bien compris. Avec Yuki, tout s’articule autour de la facture, la comptabilité n’est qu’un élément. Les entrepreneurs obtiennent ainsi un meilleur aperçu de toutes les factures ouvertes et peuvent facilement effectuer des paiements et en assurer le suivi.

De même, la collaboration avec l’expert-comptable devient beaucoup plus fluide. Un autre grand avantage de Yuki, c’est que le logiciel est entièrement basé dans le cloud. Cela fait une différence énorme sur le plan de la rapidité de traitement. Et le stockage des données est aussi beaucoup plus sécurisé.»

Il y a encore relativement beaucoup de bureaux comptables qui n’utilisent pas le cloud à l’heure actuelle. Comment Yuki les atteindra-t-il ?

 

Marc : «Les entreprises qui n’avancent pas reculent, car le monde est en train de changer. On finit par être totalement dépassé. Et c’est pareil dans tous les domaines.

À l’heure actuelle, l’un des principaux défis réside dans le recrutement de personnel. Or la nouvelle génération de collaborateurs n’a plus envie de devoir retaper des données, elle cherche plutôt des entreprises qui mènent une réflexion stratégique orientée vers l’avenir. Aujourd’hui, les gérants nous abordent spontanément, souvent à la demande de leurs propres collaborateurs.

Comment voulez-vous encore attirer de jeunes diplômés avec un fonctionnement d’un autre âge ? En tant que bureau, il est important de décider dans quelle direction vous voulez aller.»

Ou ne rien faire ? Supposons qu’il ne vous reste plus qu’un an ou dix ans avant votre pension.

 

Marc : «Par le passé, je donnais souvent des présentations devant des associations professionnelles d’experts-comptables. Je demandais qui était âgé de 50 ans ou plus et je levais moi-même la main. 80% du public levait la main. Je suis désolé, disais-je alors, mais nous avons tous largement dépassé la date limite de conservation. Et tout le monde baissait la main (rires).

Il faut être honnête, nous ne sommes plus aussi flexibles quand il s’agit d’essayer de nouvelles choses. J’ai encore du temps devant moi. Mais le monde change si vite qu’on ne peut pas se permettre d’attendre. Les professionnels qui n’ont pas changé à ce jour sont restés assis sur leur clientèle, comme des poules sur leurs œufs. Les œufs en dessous ont eu le temps de pourrir : si les anciens clients sont restés, les plus jeunes sont partis à la recherche d’autres solutions, en quête de bureaux comptables qui vivent avec leur temps et qui leur fournissent une vue d’ensemble à jour sur les chiffres de leur entreprise. Quelle est la valeur de marché d’un bureau qui stagne ? Elle est nulle.»

Passons à un autre sujet. Il y a actuellement un tsunami de reprises dans le monde de la comptabilité. Qu’en penses-tu ?

 

Marc : « C’est une évolution logique. On me demande souvent : “Marc, que dois-je faire ?”. J’ai un regard très pragmatique là-dessus. Je demande en retour : “Qu’as-tu envie de faire ?”  Passer à la caisse, peut-être continuer encore pendant quelques années ?  Ou poursuivre ton développement ?

Nombre d’entreprises décident alors de se spécialiser, comme c’était le cas dans le secteur des télécommunications. Je conseille toujours de ne surtout pas perdre de vue le client final, l’entrepreneur : il doit être prêt à payer pour le service fourni. La comptabilité doit toujours être exacte, ce n’est plus à ce niveau que vous allez vous démarquer. Non, il vous faut d’autres compétences. Vous pouvez par exemple proposer un modèle de service différent, plus étendu. Si vous vous trouvez contraint de baisser vos tarifs, c’est que votre valeur ajoutée n’est pas assez élevée. Enfin, demandez-vous toujours ce que vous prévoyez de faire par rapport à vos collaborateurs.»

Grosse surprise l’été 2020 : Visma rachète Yuki. Pourquoi Visma ? Et pourquoi ne pas continuer à voler de vos propres ailes ?

 

Marc : «Pour nous aussi, c’était une surprise, car nous n’étions pas à vendre. Arco, Lucas et moi avons pris cette décision avec les autres actionnaires.

Dans le paysage belge, il y a en fait trois grands partenaires de reprise : Kluwer, Exact et le groupe Visma.

Si vous êtes repris par Kluwer, ça s’appelle “le cercueil”. Kluwer aurait aimé nous racheter, mais ça aurait été un peu comme un infanticide. Vous vendez votre entreprise, vous encaissez – et vous êtes mort. C’est-à dire que l’entreprise et le logiciel continuent d’exister, mais tous les bons collaborateurs s’en vont.

Et puis, il y a l’entreprise numéro deux, Exact. C’est aussi une belle firme. Je la connais bien, car Arco en a également été le fondateur. Exact intègre autant que possible toutes les entreprises qu’elle rachète à ses propres logiciels. Elle rachèterait tout simplement Yuki pour se débarrasser d’un concurrent gênant.

Enfin, il y a aussi Visma, qui était encore un peu l’inconnue au bataillon à ce moment-là. En février 2020, Yuki avait fait réaliser une étude de marché. On a tendance à penser que tout le monde nous connaît, mais qu’avons-nous constaté ? Avec un taux de reconnaissance d’environ 30% sur le marché général, Yuki, Exact et Kluwer étaient pratiquement ex aequo. Pas mal pour une jeune entreprise comme la nôtre. Et puis, il y avait l’outsider, avec 70% de reconnaissance : c’était Visma. Grâce au sponsoring d’une équipe cycliste professionnelle néerlandaise, avec notamment Wout Van Aert, la notoriété de la marque avait considérablement augmenté dans toute l’Europe.

Au départ, nous avons surtout écouté ce qu’ils avaient à nous dire. Chez Yuki, nous avions une certaine culture que nous voulions absolument conserver. Visma disait – et c’était presque incompréhensible pour nous – qu’il fallait absolument continuer à faire ce que nous faisions. La seule chose qu’ils voulaient, c’était un reporting solide des chiffres et une sécurité des données plus stricte. En effet, si Visma était sanctionné pour non-respect des règles du RGPD, l’amende s’élèverait à 3% du chiffre d’affaires du groupe.

Mais ce qui nous a surtout frappés, c’était que tout comme nous, Visma attache une grande importance au bien-être des collaborateurs. Tous les mois, par exemple, le groupe Visma mesure l’engagement de ses 15.000 collaborateurs avec un score eNPS.  Nous le faisions aussi, même chaque semaine. Deux ans après la reprise, les collaborateurs de Yuki sont toujours enthousiastes par rapport à cette décision. Nous faisons partie d’un grand club et nous pouvons partager beaucoup de connaissances.» 

Je ne peux pas ne pas évoquer la tarification de Yuki. Les experts-comptables me disent qu’elle a déjà été modifiée à plusieurs reprises, et qu’il y a encore eu une adaptation tout récemment.

 

Marc : «C’est tout au bénéfice des experts-comptables. Le prix a diminué de près de la moitié. Nous avons davantage impliqué les entrepreneurs.

Au départ, nous répercutions la tarification sur l’expert-comptable, qui décidait alors de prendre une marge importante ou non. Et nous avons vu que les entrepreneurs se sont mis à comparer, à chercher le bureau comptable qui leur offrirait Yuki au tarif le moins cher.

Nous nous sommes alors mis à scinder les tarifs : 1/3 pour le comptable et 2/3 pour l’entrepreneur. Après une évaluation, nous avons encore fait quelques ajustements. Il faut dire que dans le marché actuel, les frais ont fortement augmenté. D’où la dernière adaptation en date de nos tarifs. Il y a deux ans, l’un de nos concurrents avait déjà doublé ses prix.»

Fais-nous une prédiction : à quoi ressemblera le secteur de la comptabilité d’ici 5 ans ?

 

Marc : «Il y aura encore beaucoup plus de bureaux comptables qui travailleront de manière moderne. J’espère que certains d’entre eux se spécialiseront davantage par secteur. C’est une évolution à laquelle je crois beaucoup. Il y aura aussi des bureaux plus diversifiés, avec une offre de services plus large. Les choses ne feront que s’accélérer.»

 

 

Danny De Pourcq